Temps sacré et profane, par Mircea Eliade

Si le temps est la métaphore obsédante et le mythe personnel d’Eliade, la création représente le moyen le plus authentique de surmonter le temps destructeur, offrant une manière particulière de “sortir du temps”. Manifestation de la liberté, la création est la « caractéristique fondamentale de la condition humaine » à laquelle elle donne sens et valeur. Face à l’apparent manque de sens de l’existence, à la tragique condition humaine moderne et à la limite, Eliade tend à s’identifier à son propre archétype qu’est Ulysse, à la recherche du chemin du retour vers Ithaque, du chemin du centre et du chemin vers lui-même. . Pour Eliade, Ulysse devient l’éternel voyageur du labyrinthe, chercheur de signes et de sens, toujours convaincu que toute épreuve est une épreuve initiatique.

L’appréhension du voyage d’Ulysse comme un voyage vers lui-même fait de cette figure mythologique le prototype de l’homme moderne et un modèle exemplaire d’une certaine manière d’exister au monde, à savoir l’homme créateur : « Ulysse est pour moi le prototype non seulement de l’homme moderne l’homme, mais aussi de l’homme lié à l’avenir, car il est le type du voyageur traqué.(…) Je pense que le mythe d’Ulysse est très important pour nous. Chacun de nous aura quelque chose d’Ulysse, comme lui, se cherchant, espérant arriver, et puis, sans doute, trouvant la patrie, le foyer, on se retrouve. Je pense que son mythe est un modèle exemplaire d’une certaine manière d’être au monde.”

La création signifie un sceau humain donné au monde, un acte de liberté en transcendant la condition humaine, en sortant de son propre destin, en dépassant Kronos et en se projetant dans l’absolu. Ces idées suivent Eliade depuis l’étape des Soliloques : “Ce qui caractérise l’homme et le définit par rapport aux autres règnes et à Dieu, c’est son instinct de transcendance, la soif de se libérer et de passer dans l’autre, l’impérieuse nécessité de briser le cercle de fer de l’individualité”.

Dans Fragment autobiographique, Eliade avoue son inscription dans une génération roumaine issue de la Grande Union pour laquelle le temps n’a plus eu de patience, conscient de l’urgence de la lecture et de l’écriture. Sur ces idées, l’auteur revient dans ses Mémoires : « J’y évoquais le spectre de la guerre imminente et, m’adressant à la jeune génération, je disais que chacun de nous doit se répéter chaque jour que nous ne vivrons qu’un an de plus et essayer tout faire dans cette dernière année de vie.

Il m’a semblé que si le roman était si indifférent au temps, c’est aussi parce qu’il n’avait jamais le temps de faire quoi que ce soit. L’histoire l’avait tellement aimé qu’il n’avait jamais lâché ses bras. Il le serre comme ça depuis environ mille ans, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus respirer. Nous les privilégiés, nous connaissions la joie de respirer librement et, du moins en ce qui me concernait, je tremblais qu’on la perde un jour”.

Obsédé par l’idée d’arracher l’œuvre au temps implacable, Eliade se tourne, après 1927, vers le fantastique, comme genre capable de sauver de la damnation du temps historique. Toujours dans le Fragment autobiographique, Eliade reconnaît que cette voie royale de son œuvre, qui embrasse à la fois l’histoire des religions et la littérature, est intimement liée au Temps, à l’Histoire et aux sorties du Temps : « Et l’un conduit et l’autre conduit finalement au même problème : la méconnaissabilité du transcendant camouflé dans l’Histoire. Le problème est étroitement lié à celui du temps et de l’histoire. Dans une formule sommaire, je pourrais dire que toutes ces œuvres tentent de démêler le même thème central de la rupture provoquée par l’apparition du temps et la « chute dans l’Histoire » qui s’ensuit nécessairement. En chacun d’eux traverse, plus ou moins explicitement, la Nostalgie du Paradis, de la réintégration de l’unité primordiale, de la sortie du Temps. D’où une tentative de capitalisation sur la mort comme réintégration, d’où aussi la nostalgie de l’éternité, de la réversibilité du Temps, du sabotage de l’Histoire”.

La création est le moyen de sortir du temps, de s’évader dans un temps imaginaire comme solution sotériologique. Faculté humaine créatrice par excellence, l’imagination est essentielle pour l’être humain anobli par l’acte créateur. Imagination signifie pénétration de l’esprit de totalité : “L’imagination imite des modèles exemplaires – les images – les reproduit, les réactualise, les répète à l’infini. Avoir de l’imagination, c’est voir le monde dans sa totalité, car la puissance et la finalité des Images consistent dans le fait qu’elles montrent tout ce qui reste réfractaire au concept. Cela explique pourquoi l’homme sans imagination perd son bonheur et s’effondre – privé de la réalité profonde de la vie et de sa propre âme”. L’imagination est un instrument de connaissance, car à travers elle les “modes de réalité” se révèlent de manière intelligible et cohérente.

Le spectacle représente pour Eliade, comme pour ses héros, une sortie hors du temps et une voie de salut, d’acquisition de la liberté par l’esprit. La condition du spectacle, capable de transposer les acteurs et les spectateurs dans une autre dimension spatio-temporelle, est traitée dans une prose où le récit et le spectacle s’entremêlent et qui sont chacun un « itinéraire d’initiative de révélation » ; à travers la création comme acte de l’imaginaire, l’homme devient libre, comme l’affirme Ieronim Tănase, héros qui apparaît dans Uniformes généraux, Incognito à Buchenwald et 19 Roses.

Le spectacle est une manière de révéler la réalité au sens de vérité totale et en même temps de révéler la mort comme intempestive (le théâtre, comme la philosophie, est une préparation à la mort).

Le spectacle signifie dépasser les conditions spatio-temporelles et atteindre la liberté existentielle ; le théâtre défend l’homme de la terreur de l’histoire en transformant le destin en spectacle. Jérôme, lui-même initié, connaisseur de certains secrets qui ne peuvent être divulgués aux profanes mais qui, comme lui, doivent être transmis par le spectacle, les images et les paraboles. Jérôme transmet le message que l’homme, par le pouvoir de l’esprit, peut atteindre la liberté absolue qui peut se manifester au niveau d’un niveau supérieur d’existence.

Vous ne faites que vous évader du temps et de l’espace dans lesquels vous viviez jusqu’alors, temps et espace qui dans un futur malheureusement assez proche équivaudront à une existence parfaitement programmée. Nos descendants, s’ils ne savent pas découvrir les techniques d’évasion et user de la liberté absolue, qui nous est donnée dans la structure même de la condition d’êtres libres, bien qu’incarnés, nos descendants se considéreront réellement captifs à vie dans un cachot sans portes et sans fenêtres – et ils finiront par mourir. Car l’homme ne peut survivre sans foi en une liberté possible – aussi limitée soit-elle – et sans espoir qu’un jour, il pourra acquérir, ou retrouver, cette liberté”.

Professeur : Giugic Ciprian-Daniel


Bibliographie :

 Fragment autobiograf, p.9-10, Matei Calinescu despre P.Culianu si M.Eliade. Amintiri, lecture,reflectii, Iasi, Polirom, 2002

 Monica Lovinescu, Mircea Eliade și Timpul, Revista Vatra, 2000,p.98

Imagini si simboluri. Eseu despre simbolismul magico-religios, Buc., Ed. Humanitas, 1994, p.25


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